De l’usage de la blockchain en Chine comme outil de surveillance. Un modèle exportable ?
27 janvier 2020 - 16:41
Temps de lecture : 7 minutes
Par Nathalie E.
Le 14 janvier, un séminaire s’est tenu à Pékin, intitulé «La technologie de la blockchain pour aider le nouveau système de crédit social de la Chine». Réunissant experts, chercheurs et entrepreneurs, le colloque devait évaluer l’apport de la blockchain dans la surveillance de masse organisée par le pouvoir chinois. Circonscrit pour le moment à l’échelon local, le système est appelé à s’étendre à l’ensemble du pays. L’échéance étant prévue pour cette année 2020. Il s’agira alors d’évaluer l’ensemble des citoyens mais aussi les entreprises et certains établissements publics afin de construire, selon la formulation du très officiel Global Times (13/06/19), « un pays honnête et ordonné qui rendra la vie plus facile pour les gens honnêtes tandis que les gens discrédités rencontreront des difficultés dans tous les domaines. »
Qu’est ce que le crédit social chinois (SCS) ?
Le « système de crédit social » chinois consiste à noter les citoyens, récompensés ou sanctionnés au gré des comportements qu’ils adoptent. Si on se fie aux premières expérimentations très avancées de municipalités pionnières comme celle de Rongcheng, on peut observer comment elles se sont emparées du dispositif.
Depuis 2013, les habitants sont classés selon six catégories allant de AAA à D. Bénéficiant de 1 000 points au départ, les résidents voient leurs bonus diminuer ou augmenter en fonction d’un catalogue de comportements préétablis. Rembourser ses dettes, planifier les naissances, planter des arbres dans son jardin, rendre visite à une personne âgée, s’arrêter au passage clouté, ne pas cracher…
La note obtenue, à partir de cette liste non exhaustive, permet d’identifier la « qualité » du citoyen et d’en déduire le périmètre de ses droits. En cas de « mauvaise conduite », les autorités compétentes interdisent au « fautif » l’accès à un certain nombre de services.
Précisons que ces critères, à l’expansion potentiellement infinie, sont mouvants, définis au niveau local pour résoudre des « problèmes » spécifiques. Il s’agit surtout, pour le pouvoir central de déléguer ses directives pour ne pas se faire accuser par l’Occident de vouloir imposer un contrôle totalitaire sur la société. La Commission nationale de réforme et de développement (CNRD), une des principales institutions gouvernementales, qui est en charge de la supervision de projet, l’a confirmé en janvier 2019.
« Nous encourageons les gouvernements locaux à définir leurs propres méthodologies. Nous n’avons pas l’intention de les unifier dans des standards nationaux. Les gouvernements locaux sont ceux qui savent le mieux ce qui leur convient. »
Une longue histoire
Ce qui apparaît comme un cauchemar aux yeux des occidentaux semble plutôt bien accueilli par la population concernée. La notion de confiance qui accompagne, dans les discours officiels, la mise en place du SCS n’y est pas pour rien. Elle est destinée à rassurer des citoyens devenus méfiants suite aux nombreux scandales qui ont émaillé l’histoire récente. Scandales touchant aussi bien des institutions, dans lesquelles ils sont censés justement avoir confiance (écoles, hôpitaux), que la corruption jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.
Ce projet s’inscrit aussi , bien sûr, dans un contexte socio-culturel et politique propre à la Chine . Contexte qui mêle attrait prononcé pour les innovations technologiques, héritage de la gouvernance impériale puis communiste du pays, tradition confucéenne et philosophie légiste.
Ouvrons une parenthèse lapidaire pour caractériser cette pensée millénaire chinoise. Le confucianisme impose la vertu comme valeur cardinale (le sens du devoir et de l’exemplarité sont primordiales) fondée sur les rites et l’éducation. Le légisme, lui, théorise un pouvoir fort maniant la carotte et le bâton.
Origine du score social : réforme et ouverture
L’idée de ce système de notation sociale est née quand la Chine a cherché à s’ouvrir à l’international. En effet, avant de négocier son entrée dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), à la fin de la décennie 90, elle avait mis en place une série de réformes destinées à rendre compatible l’économie chinoise avec le reste du marché.
En quelques années, elle s’est attelée à la tâche titanesque d’adapter son secteur bancaire et financier et d’améliorer les capacités de régulation de son économie. L’une de ses priorités étant de combattre fraudes et abus d’entreprises enfiévrées par l’appât du gain. Le but : accommoder le socialisme d’Etat à la sauce capitaliste pour répondre au fameux mot d’ordre de Deng Xiaoping en 1992 : « Enrichissez-vous ! » Injonction reprise de Guizot mais révisée aussitôt : « Il faut prélever les éléments positifs du capitalisme pour édifier le socialisme à la chinoise. » Le vieillard pragmatique annonce ainsi les orientations futures de cette nouvelle doctrine hybride de « socialisme de marché ».
A cette époque, il s’est agi aussi de permettre aux entreprises étrangères de mieux connaître leurs homologues chinois et réciproquement, notamment par le biais de voyages organisés aux Etats-Unis. A cette occasion, les experts et entrepreneurs du pays, ont découvert le système américain qui attribue une bonne note aux emprunteurs qui règlent correctement leurs échéances. Les autorités chinoises ont alors commencé à formaliser une grille de notation du même acabit.
Morale et économie
Mais la crise des subprimes en 2007 et sa gestion calamiteuse a remis en cause l’efficacité du système américain. Il est devenu l’anti-modèle par excellence, en accordant des prêts à des personnes non solvables. Jugé trop laxiste et trop limité dans ses critères d’évaluation, le système chinois prétend dès lors insuffler plus de confiance à sa grille de notation en contraignant ses citoyens à devenir plus vertueux.
Il introduit donc sans complexe la notion de moralité dans l’économie, instituant une stricte corrélation entre les deux. En ce sens, pour les autorités chinoises, l’aspect éducatif du crédit social l’emporte de loin sur ses visées punitives. C’est peut-être là, le premier point d’achoppement pour la compréhension du phénomène puisqu’en Occident, crédit moral et crédit financier ne sont aucunement liés.
Perte de repères et valeurs brouillées
Si le contrôle social est partout un invariant du pouvoir, il est bien sûr indissociable de l’Histoire chinoise ponctuée de barbarie innommable. Ses nouveaux atours sont liés à la folle mutation de la société qui a vu la puissance du Parti communiste s’amenuiser au profit d’une explosion du capitalisme. Ce changement radical et rapide a entraîné mécaniquement une perte de repères et un brouillage des valeurs.
En simplifiant, il y avait d’un côté le communiste honorable mais pauvre et de l’autre, l’entrepreneur riche mais sans scrupule. Le Parti a décidé de réformer ce modèle de développement économique pour délaisser la quantité au profit de la qualité. C’est dans ce contexte que le pouvoir à lancé sa lutte contre la corruption et que le SCS a pris les contours que nous lui connaissons. Outil disciplinaire certes, mais nécessaire, à leurs yeux, pour restaurer un ordre moral et civique.
En reprenant la main, le Parti ne veut plus laisser le marché décider du statut social des individus mais l’imposer grâce à sa propre grille d’évaluation.
Par souci d’efficacité d’abord et pour devancer les critiques occidentales de tentation totalitaire ensuite, il donne à ce nouveau tournant des allures d’objectivité, voire de fondement scientifique. Pour ce faire, il va s’appuyer sur le Big Data, l’IA et la blockchain. Combinaison de technologies qui vont se renforcer mutuellement pour réaliser la surveillance millimétrée de milliards de citoyens.
L’apport de la blockchain
Le fichage par la blockchain a déjà commencé si on se fie aux réalisations que la startup chinoise Thekey met fièrement en avant sur son site. A titre d’exemple, les données d’identité personnelles de 210 millions de personnes dans 66 villes ont été collectées, authentifiées par les autorités gouvernementales compétentes et s’avèrent connectables en temps réel.
La blockchainisation des individus est en marche, facilitée notamment par l’émission imminente d’une CBDC (un « yuan numérique ») qui contribuera à la notation des citoyens en fonction de la « qualité » de leurs achats.
Les autorités chinoises ont bien compris que les caractéristiques de la blockchain (transparence, immuabilité et automatisation) et ses possibilités de traçage à grande échelle pouvaient allègrement contribuer à l’établissement d’un régime de surveillance généralisée. Elle bénéficie d’ailleurs d’un financement à la mesure des espoirs qu’elle suscite.
Une techno-dictature
Une techno-dictature chinoise se profile à l’horizon. Un horizon qui ne s’arrêtera probablement pas aux limites géographique du pays si on pense aux nouvelles routes de la soie. Projet déjà amorcé, à l’ambition démesurée, dont la perspective programmée est d’appliquer aux territoires concernés les normes de système du crédit social.
L’un des principaux théoriciens du projet, Lin Junyue, dévoilait déjà en 2016 les velléités expansionnistes de la Chine.
« exporter son modèle de crédit social dans le cadre du projet des nouvelles routes de la soie », (ce qui contribuerait à) « l’exportation de la culture institutionnelle chinoise à l’étranger. »
D’ores et déjà, les entreprises étrangères installées en Chine peuvent commencer à transpirer sous l’Empire, rien moins que céleste, de listes noires et de listes rouges. Quant à ses partenaires hors frontières, la question reste ouverte.
Vu d’Europe, un modèle inexportable ?
Vu d’Europe, ce crédit social est perçu comme une hérésie, comme un système qui piétine sans vergogne les valeurs « universelles » des droits de l’homme. Tellement éloigné du fronton de nos devises qu’il apparaît comme exotique. Singulièrement chinois donc inexportable en Occident.
Or, la pensée européenne issue des Lumières se provincialise. Elle n’est plus – si jamais elle le fut – un idéal à atteindre. Contestée ici et là-bas, elle devient au contraire le contre-modèle pour asseoir la prétention chinoise à l’universalité dans un contexte mondialisé.
“Ce qu’ils appellent ‘valeurs universelles’ n’a rien d’universel. Ce qu’ils appellent ‘valeurs universelles’ à ‘usage international’ ne fait en réalité que désigner le système de valeurs des pays capitalistes occidentaux, cela ne désigne rien d’autre que la démocratie, la liberté, les droits de l’homme, l’égalité, l’état de droit, etc., de forme occidentale.”
Alors, on peut toujours s’indigner de ce brutal fichage à la mode sino-orientale en invoquant Orwell ou la série Black Mirror. Et s’étonner étonnamment que la fiction annonce ce qui advient. Mais ce système dont on retient, en Occident, surtout l’aspect répressif, est bien plus complexe et bien plus redoutable que ce qu’on en perçoit. Vaste projet de société qui se veut aussi un combat de civilisations.
Péril en la demeure
On peut donc se croire protégé par notre modèle occidental et penser que l’inimaginable n’atteindra pas nos contrées. Mais ce serait sans doute pécher par arrogance ou naïveté. Sa propension plus larvée à la surveillance n’est pas une garantie contre l’extension du domaine de la lutte. Et ce n’est pas parce que l’on nous demande notre consentement libre et éclairé, que nous ne sommes pas déjà compilés en notes positives ou négatives.
Et, il y a la tentation de nos dirigeants à céder aux sirènes sécuritaires pour mieux nous contrôler par le biais d’innovations technologiques (hardware comme les caméras de surveillance, software comme la reconnaissance faciale). Qu’adviendra t-il si le SCS s’avère vraiment efficace ?
Le futur soudain s’ombrage et pas seulement du côté pouvoir. On relève déjà ici ou là, dans la presse occidentale, l’écho des conséquences positives d’un tel système de notation sur les incivilités. On peut alors imaginer que la demande d’un système de crédit social à l’occidentale émane, à un moment donné, d’une population en proie à ses démons policés.
Folle hypothèse peut-être… alors revenons à une blockchain centralisée, désormais chargée de tous les maux. On voit mal en effet, comment une loi comme le RGPD, qui autorise le droit à l’oubli, résistera à l’usage d’une technologie (support possible pour un futur « crypto-euro ») qui grave nos données pour l’éternité.
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