Les ratés de la distribution de l’helicopter money font resurgir la nécessité d’un dollar numérique

18 avril 2020 - 19:55

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Un plan de stimulation d’urgence de l’économie est en ce moment à l’oeuvre aux États-Unis. Les deux chambres du Congrès s’attellent à ficeler des projets de loi adaptés à une situation alarmante. Entre autres perspectives envisagées, la création d’un dollar numérique. Mais telle l’Arlésienne, il disparaît et réapparaît au gré de vicissitudes d’un réel qui ne s’en laisse pas compter. Dernière résurgence, l’ABC Act en date du 16 avril.

Un helicopter money qui a du plomb dans les pales

Proposée par des élus démocrates, l’idée de dollar numérique n’a pas, dans un premier temps, été retenue. Mais elle vient de faire sa réapparition avec le projet de loi Automatic BOOST to Communities Act (ABC Act) présenté ce jeudi 16 avril au Congrès.

Le dollar numérique n’a pas resurgi de nulle part. Sa résurgence est directement liée aux problèmes que connaît le fisc américain (IRS) pour envoyer des fonds aux citoyens éligibles. Car, contrairement à l’idée d’un argent qui tombe du ciel, l’helicopter money cible ses bénéficiaires. En dessous d’un plafond de revenus bruts de 75 000 dollars, les contribuables peuvent bénéficier d’une enveloppe de 1200 $. Pour faire face aux premières nécessités… ou pas. Le « stimulus check » pourrait en effet être confisqué par la banque si son destinataire a des dettes en cours.

Mais cette émission de paiement de relance autorisée en vertu de la loi CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security) connaît de sérieux ratés dans la distribution.

Le 15 avril, les plateformes en ligne de US Bank, PNC et Fifth Third Banks sont tombées en panne, visiblement incapables de gérer l’afflux. Le 16 avril,  ce sont des clients  de la banque en ligne Ally  ou de la US Bank qui ont signalé des pannes. Apparemment, il n’y a pas que la blockchain Bitcoin qui connaît des problèmes de scalabilité… Mais c’est loin d’être le seul dysfonctionnement à résoudre.

Virement bancaire ou chèque, les paiements ratent leur cible

En effet, le virement bancaire n’est pas toujours possible. 25% des foyers américains, selon les dernières estimations, n’ont pas ou peu accès aux services bancaires et, dans un pays où le droit au compte n’existe pas, les derniers de cordée doivent souvent « bricoler » pour percevoir leur rémunération. Aussi, même la réception d’un chèque (autre option envisagée) dans ces conditions-là est problématique. Non seulement cela diffère la date du secours  (d’autant qu’un Trump  capricieux a retardé leur impression pour y apposer sa signature), mais un risque existe que les populations les plus fragilisées ne les utilisent pas.  Carmelle Cadet, fondatrice d’Emtech société de technologie qui a contribué au Sand Dollar, vient de lancer une initiative aux États-Unis appelée «Project New Dawn». Il s’agit de s’assurer que les personnes ciblées aient vraiment accès aux paiements de relance.

« Si les chèques sont le mode de paiement, le stimulus n’atteindra pas beaucoup d’entre eux. Cela représenterait environ 100 milliards de dollars de stimulants sous-utilisés pour les ménages à faible revenu. »

L’intérêt d’un dollar numérique reboosté

Face à ces problèmes, les partisans de la numérisation des paiements de secours reprennent la main. Rashida Tlaib et Pramila Jayapal, deux élues démocrates qui viennent de soutenir l’ABC Act,  y développent un projet plus global. Non seulement le projet de loi vise à étendre les paiements mensuels de 2000 $ jusqu’en mars prochain, mais il va plus loin que le simple paiement d’une aide.

Outre un système de « Fed Account », la Réserve fédérale gérerait les comptes bancaires des citoyens sur lesquels elle aura déposé directement l’argent créé ex nihilo, les titulaires des dits comptes devraient aussi avoir accès à une variété d’autres services (carte de débit, compte en ligne, services bancaires mobiles,  facturation automatique). De plus, en collaboration avec les services postaux, les bénéficiaires pourraient aussi avoir accès à des guichets physiques.

«Au plus tard le 1er janvier 2021, le Secrétaire (du Trésor) offrira à tous les destinataires des paiements BOOST la possibilité de recevoir leurs paiements dans des portefeuilles numériques en dollars. Les destinataires de BOOST recevant leurs paiements via des cartes BOOST provisoires recevront à la place un compte de la Réserve fédérale pour les cartes de débit et auront la possibilité de s’inscrire en ligne pour des portefeuilles de compte en dollars numériques pleinement opérationnels. »

L’ambivalence du « dollar numérique »

Si la notion de dollar numérique prend la lumière en tant que mécanisme de livraison expresse des subsides de l’Etat,  la question est bien de savoir ce qui le sépare d’une CBDC. Question d’autant plus légitime  que l’expression  « dollar numérique » a été d’emblée adoptée par les partisans d’une version technologique de la devise américaine.  J. Christopher Giancarlo, ancien président de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC) et fondateur d’un collège d’experts, la Digital Dollar Foundation, qui a été l’un des premiers à alerter sur la nécessité pour les Etats-Unis de se doter d’une monnaie numérique, s’en est expliqué.

«Nous avons utilisé l’expression« dollar numérique »de manière assez cohérente pour désigner une monnaie numérique de la banque centrale américaine. Alors que d’autres disent, «le dollar est déjà numérique» – il est en effet électronique, mais lorsque nous parlons de dollars numériques, nous nous référons à quelque chose qui est symbolisé, a la pleine confiance et le crédit du gouvernement des États-Unis et est frappé et distribué  de la même manière que le fiat est fabriqué et distribué à travers l’infrastructure bancaire des marchés financiers existants. »

Un dollar numérique bricolé à la va-vite ne peut donc pas être assimilé à une CBDC. Méfions-nous néanmoins d’une généralisation abusive car les CBDCs elles-mêmes sont plurielles, répondant à des besoins et exigences différents selon  les pays. Mais, quoiqu’il en soit, dans un modèle idéal que viennent étayer des recherches prolifiques réalisées à l’échelle mondiale, une monnaie de Banque centrale digne de ce nom exigerait une infrastructure complexe longue à mettre en place, s’appuyant  sur des innovations technologiques telles qu’une blockchain ou un DLT (Distributed Ledger Technology).  Or, le dollar numérique conçu pour remédier à une situation d’urgence ne peut emprunter que les canaux traditionnels. Il devient alors  juste le moyen le plus adapté au  « paiement direct » pour reprendre une expression de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants. 

Le dollar numérique, solution bancale, voie vers une CBDC ?

 

En ce sens, il ne peut-être qu’une solution provisoire destinée à colmater une situation économique extrêmement dégradée. Sa principale proposition de valeurs étant l’inclusion financière des personnes non ou sous bancarisées, mais au prix d’une centralisation liberticide avec une Fed omnipotente qui saura tout des transactions opérées. De plus, en tant que solution interne à un problème lui-même spécifiquement américain (peu ou pas de protection sociale, pas de chômage partiel…),  sa performance est par nature limitée à un champ d’action restreint. Rien à voir avec une CBDC dont les visées sont globales, appelée à terme à remplacer les infrastructures de paiement conventionnelles.

Au final, que l’idée d’un dollar numérique soit retenue ou pas, ce qu’on observe, c’est que les Etats-Unis plutôt réticents sur le sujet commencent à l’intégrer comme une possible évolution de leur système. Le Covid-19, détonateur de la crise économique, aura accéléré la prise de conscience : la nécessaire numérisation de la monnaie d’Etat. Et au-delà. Car l’enjeu est bien celui de la préservation du dollar comme outil de domination. Face aux nombreux projets de CBDC et autres DCEP chinois, face au projet Libra de Facebook, même édulcoré,  les Etats-Unis, qui  jusque-là, ont sans doute péché par arrogance,  vont vraisemblablement s’engager dans la course. 

 

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