Cambodge : une CBDC pour dé-dollariser l’économie

14 mai 2020 - 08:55

Temps de lecture : 5 minutes

La « dé-dollarisation » des économies émergentes est une problématique récurrente. Beaucoup de pays, notamment en Amérique latine, qui ont tenté de la réaliser, se sont retrouvés dans une situation économique désastreuse. Le Cambodge exprime aujourd’hui le même désir d’autonomie par rapport au billet vert. Son projet de paiement numérique « Bakong » paraît être la solution. Du moins tel est l’avis de Serey Chea, directrice générale de la banque centrale, qui est intervenue lors du Consensus Distributed. Retour sur une nation singulière qui se donne les moyens de son émancipation.

Champion de la « dollarisation »

On sait depuis un rapport de la BRI (Banque des Règlements Internationaux) que ce sont les pays émergents qui sont les plus avancés en matière d’expérimentation de CBDC. Le dernier Forum économique de Davos a confirmé le fait que la Banque nationale du Cambodge faisait partie des institutions à la pointe en matière de monnaie numérique de banque centrale. Le « Bakong », baptisé du nom de l’un des fameux temples d’Angkor, est en développement depuis déjà plusieurs années. Plateforme de paiements interbancaires reposant sur un registre distribué (DLT), elle sera dotée de son propre jeton numérique et permettra aussi les transactions de détail.

L’impératif pour la nation khmère comme pour les autres « petits » pays consiste à homogénéiser une économie de paiements fragmentée, dominée par une forte utilisation des espèces, par une population largement rurale (77%) et sous-bancarisée (88% selon les données sectorielles de la direction du Trésor) et par une dollarisation presque intégrale de l’économie.

Ainsi, bien que la monnaie officielle soit le riel cambodgien, le dollar américain est roi et domine tous les types de transaction. Le pays serait même l’un des plus dollarisés (adoption du billet vert comme devise de référence en dehors des Etats-Unis) de la planète. A titre d’exemple, les guichets automatiques de Phnom Penh n’ont longtemps délivré que des billets verts. De plus, à côté de cette écrasante hégémonie, d’autres devises circulent. Le bath thaïlandais dans l’ouest du pays, le dong vietnamien dans l’est, et même le kip laotien, tous couramment utilisés pour le commerce du riz. Autant de freins à une politique monétaire souveraine.

Une histoire  tragique qui a malmené la monnaie nationale

En raison d’une histoire contemporaine tragique, les cambodgiens n’ont jamais vraiment eu le temps de se familiariser avec leur propre monnaie. Pour rappel, le gouvernement colonial français, qui a été le premier à introduire le papier-monnaie au Cambodge, a évincé le riel au profit de la piastre quand il a placé le pays sous protectorat sur la demande du roi Norodom Sihanouk qui voulait délivrer sa patrie de la tutelle de ses autoritaires voisins (Siam et Vietnam).

En 1953, pressentant le déclin de l’Indochine française, le royaume proclame son indépendance et en signe d’autonomie retrouvée, crée sa banque nationale et dans la foulée, lance le nouveau riel (KHR) qui subsistera jusqu’à l’accession des Khmers rouges au pouvoir en 1975. Balayant tout sur leur passage, Pol Pot et ses sbires tuent presque 2 millions d’habitants (soit 25% de la population totale), abolissent l’argent, détruisent la banque centrale et imposent une économie du troc. Le riel ne sera rétabli qu’en 1980 dans un pays exsangue en proie à une guerre civile interminable.

L’arrivée du dollar

Afin de promouvoir les billets de riel, la banque centrale a tenté de les rendre attrayants.

Pour tenter d’apaiser la situation, les accords de Paris placent le Cambodge sous la tutelle de l’ONU, via l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge (APRONUC).  En ce début de décennie (1990,1991 et 1992), la situation économique s’enfonce dans le désastre et affiche un taux d’inflation galopant. Alors, l’autorité tutélaire décide d’injecter une grande quantité de dollars américains pour relancer la machine. 75% du PIB du pays à l’époque.

On assiste de fait à l’éclosion d’un système à double devise. D’un côté le riel officiel et de l’autre l’officieux dollar dont les cambodgiens s’emparent aussitôt pour ne plus jamais l’abandonner. Il représente toujours plus de 80% de la monnaie réelle en circulation.

Une dédollarisation en douceur

Au lieu de dé-dollariser brutalement l’économie au risque d’impacter la stabilité macroéconomique et la croissance, par la fuite des capitaux notamment, les autorités ont fait le choix de procéder par étapes. La banque centrale a commencé à mettre en place des mesures pour encourager l’usage de la devise nationale. L’ Etat ne paye plus ses fonctionnaires en dollars. Les taxes et les services publics se règlent dorénavant en riel. Et les prix s’affichent désormais en monnaie locale. Tout est fait pour susciter l’utilisation du riel mais sans contraintes. C’est donc dans ce contexte de concorde que s’est élaboré le projet Bakong.

Projet qui, selon la gouverneure adjointe et directrice générale de la Banque Nationale du Cambodge, Serey Chea, sera opérationnel d’ici la fin de l’année. Douze banques participent à la phase de test et toutes les institutions bancaires (nombreuses pour un si petit pays), à plus ou moins brève échéance, devraient rejoindre volontairement la plateforme.

Le projet Bakong

Le temple de Bakong

Lors de son intervention aux conférences de Consensus distribué, Serey Chea a formulé très clairement l’objectif avoué du projet Bakong : « dépopulariser » le dollar. Et pour ce faire, il s’agit naturellement d’actionner les bons leviers. Considérer notamment le lourd passé des cambodgiens qui les a conditionnés à se tourner vers le dollar américain et leur montrer que les temps ont changé.

«L’utilisation de la monnaie locale est très minime et la raison en est plus psychologique qu’économique.»

Envisager aussi l’aspect pratique  qui, selon une enquête menée par l’institution, constitue aussi un frein important.

«Un dollar américain équivaut à 4 000 riels. Si vous deviez dépenser pour quelque chose qui vaut l’équivalent de 10 dollars américains, vous devez payer 40 000 riels, puis à mesure que la valeur augmente, il y a plus de zéros. […] D’après notre enquête, cela rend la vie plus compliquée pour de nombreux utilisateurs. (..) Avec le paiement sous forme électronique, les gens n’auraient pas à se soucier autant du nombre de zéros et des inconvénients de transporter beaucoup de billets de banque dans leur poche. »  

Or, avec Bakong,  les cambodgiens vont pouvoir réaliser des transactions quotidiennes de façon simplifiée. L’ utilisateur de ce registre « permissionné » ( la banque centrale sera la seule validatrice du réseau) devra connecter son portefeuille électronique à celui de son compte bancaire et convertir ses avoirs FIAT en jetons supportés par Bakong. Ensuite, à l’aide d’une application mobile, il pourra effectuer des paiements quasi instantanés en scannant un QR code.  La jeunesse de la population et sa forte connectivité constituent un terreau particulièrement favorable au développement de ce nouveau moyen de paiement.

Une économie en plein essor

Si Serey Chea se montre si optimiste sur le futur de ce système de transaction et corrélativement sur la dé-dollarisation de son pays, c’est que nombre d’indicateurs sont au vert. Malgré un taux de bancarisation encore très faible, le secteur des services financiers est en pleine expansion. La progression de la Fintech est fulgurante et l’équipement en smartphones dépasse le nombre d’habitants.

« Tous nos fondamentaux sont solides. Nous avons un taux de change très stable, un taux d’inflation très bas et de très bonnes perspectives économiques. » 

Selon le FMI, le Cambodge a en effet  été l’une des dix économies à la croissance la plus rapide au monde au cours des vingt dernières années

Après avoir goûté aux délices vénéneux du billet vert, le Cambodge semble donc bien parti pour s’en déprendre et retrouver une souveraineté monétaire digne d’une économie vive. Indice de son dynamisme, la banque centrale a commencé aussi à développer un système de paiement transfrontalier. Destiné à faciliter les transferts de fonds des travailleurs migrants, le partenariat est déjà signé avec la principale institution financière malaisienne, Maybank.

Recevez le top 3 de l'actualité crypto chaque dimanche